- LARBAUD (V.)
- LARBAUD (V.)La formule selon laquelle on présente épisodiquement Valery Larbaud dans les anthologies, manuels et histoires de la littérature est celle du «riche amateur» du début du siècle, dilettante, bon vivant, angoissé et chercheur d’âme (la sienne surtout), incessant voyageur transeuropéen: Barnabooth, en somme. Donc, Larbaud serait l’auteur d’un seul livre comportant, au nom d’un personnage fictif, des poésies, un journal et un conte satirique.La part de vrai en tout cela suffit pour situer Larbaud à l’intérieur d’une chaîne historique: influences de la fin de la période symboliste (Rimbaud, Laforgue, Whitman), école de style intime à la Nouvelle Revue française (d’après Rousseau, Constant, Stendhal); aspects contemporains et précurseurs d’une littérature célébrant le cosmopolitisme et la mobilité lyrique du monde moderne (Claudel, Saint-John Perse, Fargue, Apollinaire, Michaux, Giraudoux, Morand, Cendrars, Queneau, Butor).Le voyageur immobile: un cosmopolitisme d’intérieurLa vérité va plus profond, même si ce n’est pas tout à fait dans un autre sens. Elle soulève plutôt à chaque pas des paradoxes. Né dans la ville cosmopolite de Vichy, mais en plein Bourbonnais, province bucolique selon l’image que Larbaud porte en lui (dans Allen , 1929, par exemple, ou certaines des Enfantines , 1918), Larbaud s’enfuit surtout, passant une bonne partie de sa vie en voyages, projets et souvenirs de voyage, de préférence en Angleterre, Espagne, Italie et Suisse, ainsi que dans «Paris de France». Et cependant, en même temps, il offre des proses ressemblant à des cartes postales (comme celles de Henry Levet) qui font rêver non pas d’exotisme, mais d’une installation réconfortante, d’une espèce de retour. Ainsi des foyers qu’il crée dans les banlieues de Londres aux premières années de sa carrière, à Alicante pendant la Grande Guerre, à Paris, rue du Cardinal-Lemoine, et pendant toute sa vie à Valbois, dans sa propriété en Bourbonnais, cette «Sérénissime République des lettres». Comme un urbaniste spirituel, il suivait un itinéraire qui entraînait un long et constant approfondissement de la vie ainsi que de l’œuvre écrite, pour arriver à l’élaboration de sa «Cité heureuse».Le génie du lieu littéraireIl en va de même pour les langues et les auteurs étrangers qu’il traduit ou aide à traduire (Walt Whitman, Samuel Taylor Coleridge; Ramón Gómez de La Serna, Gabriel Miró, Ricardo Guraldes; James Joyce, Italo Svevo, Samuel Butler). L’anglais, l’espagnol, l’italien, comme en l’occurrence le français: autant de prétextes à l’érudition et à l’étude des moyens d’expression et des mœurs des pays; c’est aussi une exploration de soi. Il reconnaît sa propre enfance dans celle de Stendhal, Dickens, Leopardi, Butler. La pratique du journal intime même (qu’il tient en une langue étrangère à celle de son lieu de passage) constitue une fuite non pas vers un pays imaginaire, mais à la recherche d’une liberté de réflexions, de mondes sensibles qu’il peut étudier librement, recréer à volonté par la perfection du style, la magie de la parole, la sienne et celle d’autrui.Portrait de l’artiste comme «père enfantin»Paradoxe de l’enfance également, car, fils «de vieux» (le père, propriétaire de la source Saint-Yorre, meurt tôt) et de santé fragile, suffoqué par une mère couveuse et cabotine, au lieu de s’évader vers le conte de fées (un peu à l’instar d’un Alain-Fournier), ou même vers ce plus haut domaine de fantaisie qu’est la féerie romanesque, Larbaud profite de tous les éléments et de tous les moments de sa vie d’«enfant déchu» et y revient constamment. Mais ce n’est ni pour soupirer ni pour s’en plaindre précisément. Chez lui, déjà au moment de l’action ou de la pensée, on est placé sur les bords du passé, le regret s’encadrant avec l’évocation. Ainsi, dans les meilleures des Enfantines – son chef-d’œuvre sans doute, avec Beauté , mon beau souci (1923) et certaines pages de son roman Fermina Márquez (1911) et d’autres recueils (Aux couleurs de Rome , 1938, Jaune , bleu , blanc , 1927, par exemple) –, le point de vue sur l’enfance n’est pas purement nostalgique et donc d’un déterminisme facile; la tristesse fait partie du bonheur et celui-ci ne peut pas s’en séparer.La pratique des jeuxL’application patiente qu’on remarque chez Larbaud, il l’exerce aussi dans tous les jeux qu’il entretient, ceux qui sont légendaires comme ses collections de soldats de plomb, de fanions, de livres, et le culte qu’il voue aux femmes, à la bonne chère, à l’élégance vestimentaire, ceux qu’il a tenu plutôt à pratiquer discrètement (sa conversion en 1910 au catholicisme dont il gardait le secret, et pas seulement à cause de sa mère, protestante). Le paradoxe des jeux, c’est le maintien d’un équilibre entre le sérieux et le côté festin, entre la passion et la disponibilité, la ferveur spirituelle et un certain amoralisme, une générosité sans borne et un égoïsme foncier. Par contre, l’entrée au mariage, comme à la vraie guerre – celle d’Europe ou celle des classes –, c’est la frontière d’un pays qu’il refuse de franchir.«Surtout, pas d’histoire!»Son domaine de prédilection, c’est ce jeu plus précaire qu’est la grâce entrevue et ressentie à l’éveil de la fille à cet instant où elle devient femme («Portrait d’Éliane à quatorze ans»), de l’adolescent éprouvant son premier malheur sentimental (Fermina Márquez ), du jeune amant hésitant tendrement au bord de la rupture afin de préserver, à contrecœur, sa liberté (Amants , heureux amants ). Car, pour Larbaud, la littérature, jamais un «métier», est avant tout le plus haut lieu pour jouer. En effet, l’écrit qui lui réussit et qui le caractérise le mieux n’est pas Barnabooth , plein d’un jeune mysticisme dostoïevskien un peu trop étoffé et traînant, c’est le genre court: nouvelle, pages détachées de journal, monologue intime, essai à l’anglaise, genre carrément hybride mêlant la fiction à la vie personnelle, le récit à la formulation d’un moi narratif. Très exactement, c’est un effort pour créer ce rapport avec son lecteur qui mime l’intimité d’une rencontre secrète et profonde. Et la durée est essentielle: Larbaud doit pouvoir récrire son œuvre d’un seul trait et nous, la lire de même.Découvrir des angesD’où sa préoccupation de style et de technique. Car l’élément le plus paradoxal chez Larbaud est sans doute cette ouverture sur la jeune littérature, une assurance quant à la direction de son évolution, un doigté infaillible pour en tirer le plus grand profit sans excès et pour veiller à son assimilation. D’un côté, c’est à Larbaud qu’on doit la découverte de Joyce (et le premier essai sur Ulysse ), Svevo, et dans une certaine mesure Faulkner, ainsi que la redécouverte de toute une série de poètes français des périodes antérieures. Mais, surtout, certains aspects de ses propres ouvrages sont en eux-mêmes innovateurs. Puisque c’est l’ambiance d’un lieu, d’un état de composition qu’il veut communiquer et non pas une intrigue, des personnages, ou une description psychologique proprement dite, Larbaud a créé un style qui lui permet, par le moyen d’un «monologue intérieur» infiniment modulé, divers, nuancé, de suggérer l’érotisme «innocent» chez les enfants, cette arabesque ambiguë qui caractérise la période de l’adolescence, comme tous les moments de modification et d’indécision. Ce n’est pas seulement décrit; on en ressent l’état un peu frémissant dans la lecture, tout en apercevant en même temps en filigrane le fond de modèles anciens.Réunissant l’analyse et le lyrisme, la vie contemplative et un moment antérieur de participation et d’inconscience, une nostalgie désabusée et une naïveté trompeuse, Larbaud, écrivain, critique, traducteur, s’achemine sous le signe de saint Jérôme comme sur un vaisseau de Thésée, moins préoccupé par l’originalité que par la justesse de la forme, de la parole et du ton: «... belle et noble image de... l’Homme dont toute la substance se renouvelle en sept ans. On l’avait si souvent réparé au cours des siècles, qu’il n’y avait en lui plus un clou, plus une planche, qui n’eussent été plusieurs fois remplacés. Mais c’était encore le vaisseau de Thésée, sa forme, son histoire, l’idée qui y demeurait attachée.»L’œuvre de Larbaud est d’une seule pièce, comme un petit jardin public d’un vieux quartier et bien entretenu quoique d’aspect désuet, où l’on peut entrer pour se promener dans tous les sens. Larbaud, lui, est situé, par rapport à ce jardin, derrière la fenêtre d’une chambre d’hôtel avoisinant ou dans le compartiment d’un train qui passe. Cette configuration lui permet de voir le reflet de sa propre image en même temps que le dehors. Et, par une complicité subtile, il parvient à faire partager à son lecteur cette perspective.La pudeur d’un homme de lettres exemplaireIl a toujours existé un peu à l’ombre de Gide et d’autres auteurs, vedettes de la scène littéraire ou, comme Jean Paulhan, jouissant d’un prestige certain. Servant Gallimard comme expert en littératures étrangères, Larbaud s’est contenté d’un rôle de second plan. Atteint d’aphasie, dès 1935 il a dû cesser d’écrire; il avait déjà presque pressenti l’état de passivité muette par lequel il achèverait cette carrière sur le mode mineur. Et cependant, c’est en nombre constant que certains «happy few» apprécient et font valoir les qualités de la sensibilité unique de cette œuvre, ce qui semble assurer sa survie et sa curieuse importance. C’est finalement une juste mesure de lui-même et de la nature de ses préoccupations, plus que sa seule modestie personnelle, qui a amené Larbaud à concevoir ainsi ses écrits et à les réaliser avec tant de perfection.
Encyclopédie Universelle. 2012.